Vidya Gastaldon. "Demeure sans murs"
Du 12 octobre 2024 au 9 mars 2025
Demeure sans murs
Ce titre est-il une proposition nominale, dont on imagine qu’elle pourrait constituer une sorte de description de ce qu’est, sinon toute exposition, du moins celle-ci, spécifiquement ? Un lieu capable d’être ouvert au souffle des vents, tout en étant accueillant pour celles et ceux qui viennent le visiter, une maison explosée mais engageante, gracieuse et hospitalière ? Ou faut-il lire ce titre comme une injonction paradoxale, un précepte philosophique de poche, presque brutal, qui nous pousserait à nous affranchir de ce qui nous enferme ? Ne serait-ce pas plus simplement une invitation douce et vibrante qu’il faudrait murmurer ou chanter encore et encore, un mini-poème de quatre pieds seulement, qui parviendrait à créer une musicalité par le jeu subtil de répétition, et de légère variation, qui rapproche phonétiquement les syllabes [mœʁ] » et [myʁ] ?
Si le titre de cette exposition de Vidya Gastaldon peut nous enseigner quelque chose à propos de son œuvre, c’est qu’ici comme ailleurs, il n’y a pas lieu de choisir entre différentes interprétations, qu’elles sont toutes valides en même temps et que les formes serpentines du point d’interrogation valent toujours mieux que ce petit trou noir que constitue le point. Demeure sans murs est ainsi une invitation, une injonction et une description, un titre simple et beau, parfaitement ouvert, à partir duquel il devient possible de déployer et comprendre quelques-unes des lois qui gouvernent ce travail à la fois hautement visuel et spirituellement riche.
L’idée contradictoire d’une demeure qui serait dénuée de murs est fidèle au principe du Grand Écart, un principe tellement ubiquitaire dans l’œuvre de l’artiste qu’il mérite bien ses majuscules. Pour cartographier les formes d’une infinie variété qu’il recouvre, on peut commencer par énoncer que ce travail foisonnant de dessin, peinture, sculpture, installation et vidéo, lorsqu’il prend naissance au milieu des années 90, emprunte d’emblée à des sources très diverses qui vont du packaging à la publicité (très pop et occidentales, donc) en passant par l’art psychédélique, le New Age, les raves ou la performance radicale. L’artiste évoque à propos de cette période, le principe d’« appropriation globale » et se décrit comme « un ogre des images et des signes ». Si l’exposition Demeure sans murs , trente et quelques années de travail plus tard, est construite autour d’œuvres plus récentes (la plus ancienne date de 2016, mais la plupart ont été réalisées ces deux dernières années), ce principe syncrétique s’applique toujours. L’œuvre tire en fait principalement son énergie de deux traditions qui n’ont a priori pas grand-chose en commun, la culture visuelle et l’art d’un côté, les enseignements philosophiques et les yogas traditionnels de l’Inde de l’autre. Il se trouve que l’artiste enseigne l’une et l’autre, dans des contextes très différents. Elle compose avec, à partir et autour de ces deux éléments.
Vidya Gastaldon a imaginé son exposition autour de quatre espaces, qui déploient des principes et ambiances très différents. Elle décrit le premier d’entre eux comme une maison éclatée, sans murs. Cette première salle comporte des meubles trouvés et repeints, des objets domestiques, ainsi qu’un ensemble de cubes peints. Le cube, figure récurrente de toute l’exposition, constitue, pour elle, la première étincelle d’une matière permettant de tout construire. Elle est la brique, la particule élémentaire. Un point de départ qui doit autant aux sciences de la nature qu’au principe du célèbre jeu vidéo Minecraft qui dans l’un de ses modes nommé « créatif », propose aux joueurs de construire des mondes à partir de voxels simples ou composés. Plusieurs types de briques sont ainsi utilisés par l’artiste, couleur terre, béton gris, imitant différents types de bois, ainsi que des matières fondamentales que sont l’eau, le feu, le végétal, la chair. Et même le « magma », emprunt direct à l’univers du jeu. L’ensemble est complété par un élément qu’elle désigne comme le « cube de la conscience suprême », composé à partir d’un lumineux dégradé du jaune au blanc. Il évoque la toute-puissance de la lumière solaire, mais aussi la série intitulée Homage to the square du peintre américain Josef Albers (1888-1976) dont toutes les œuvres sont composées à partir de carrés colorés imbriqués les uns dans les autres. Le cube est, enfin, l’écho d’une image qui a fortement impressionné l’artiste, celle du coucher de soleil géométrique de Minecraft, fusion parfaite de la culture digitale pop et d’une aspiration cosmique. Le Grand Écart, encore. Ces briques co-existent avec des éléments évoquant, le prie-dieu mis à part un univers domestique.
La seconde salle est un espace hybride où se mêlent l’ashram, la mosquée, l’église, la salle de musique. C’est une pièce consacrée aux principes de l’écoute et de la dévotion. S’y trouve présentée une série de peintures colorées qui reprennent l’alphabet romain (en empruntant le dessin de caractère à un alphabet pour enfants en bois très répandu), mais elles évoquent plus largement l’idée de genèse. « Dans certaines traditions de Mantra Sadhana en Inde, explique l’artiste, on récite ou chante l’alphabet sanskrit et cette vibration, ce chant permet au monde de se manifester. On retrouve l’idée de genèse, de l’origine d’un monde créé par le verbe comme dans l’Ancien Testament, une première sonorité comme un germe ». La série, qui dépasse les 26 items, comporte ainsi plusieurs « o » et « m » en référence au son primordial, à partir duquel l’Univers est structuré d’après certains textes sacrés de l’Inde. L’accrochage des peintures, dont les formats et les compositions varient légèrement, crée dans l’espace une suite qui prend la forme d’une vague colorée où les fleurs blanches et noires montent et descendent, dans un grand mouvement vibratoire. Au centre, un grand instrument de musique, réalisé en collaboration avec l’artiste Alexandre Joly, vient évoquer lui aussi la pratique d’une musique « qui crée ou enchante le monde par la vibration ».
Là encore, le principe de la géométrie démontre sa puissance, c’est-à-dire sa capacité à associer des traditions et des sensations : le petit dessin de cube que l’on retrouve sur chaque peinture, le plus souvent peint sur le cadre de bois, crée à la fois une ouverture et une fermeture, à la manière d’une serrure sur une porte. Et il contient en lui-même, dans toute sa simplicité formelle, le bindi qui orne le front des Indiennes, les voxels du jeu, une forme de sacralité, ou les gommettes qui enchantent tant les petits enfants.
La troisième salle accueille un film d’animation, Visionium (2019). Construit à partir d’une trame géométrique abstraite au sein de laquelle les couleurs évoluent rapidement, et d’une bande son répétitive composée par Alexandre Joly, il est intensément hypnotique. Comme toute œuvre de l’artiste, il connecte l’expérience physique et spirituelle.
La dernière salle, enfin, emprunte au modèle du jardin. S’y trouvent présentées des peintures appartenant à la série des healing paintings, entamée il y a une dizaine d‘années. Ces peintures trouvées par l’artiste sont des œuvres abandonnées, « ravagées » qu’elle recueille et auxquelles elle réinsuffle un souffle de vie en les recouvrant partiellement de ses propres motifs. La salle réunit également un ensemble de dessins, ainsi que des portraits de créatures qu’on ne peut qu’hésiter à identifier comme étant des femmes et des enfants, tant elles semblent se confondre, et s’hybrider avec l’environnement naturel qui les entoure. Elles naissent de la végétation et y retournent d’un même mouvement.
Au milieu, des éléments en bois peints dont certains sont manipulables, rappellent les principes formels et spirituels des jardins Renaissance, marqués par le principe de la géométrie sacrée. L’idée de ces jardins-jeux est venue à l’artiste lors d’une visite mémorable des jardins du château de Villandry. Là encore, c’est le principe de (non) séparation avec l’environnement qui se trouve abordé, et avec lui, tout l’éventail des formes de connexions possibles entre les humains et leur environnement.
Ce tour d’horizon de l’exposition nous met en prise avec des variantes de la figure du Grand Écart. On remarquera, si l’on est attentif, que l’artiste s’appuie sur des ensembles de règles, mais qu’elle s’autorise la possibilité d’y déroger, chérissant le principe de l’anomalie, dans ses compositions comme dans ses accrochages (ainsi dans les peintures alphabétiques, l’alternance chromatique pour les lettres et les fleurs n’est pas toujours respectée, comme la place du cube sur le cadre). Qu’elle aspire à réaliser un travail aux accents pop, qui serait accessible même aux enfants (l’alphabet de la seconde salle parlera certainement à nombre d’entre eux), mais qu’elle ne s’interdit pas de l’ancrer dans un système de références savant. On remarquera également que les portraits qu’elle peint semblent se renverser dans le genre du paysage, et inversement. Que l’abstraction et la figuration communiquent plus qu’elles ne s’opposent. Que les échelles micro et macroscopiques se confondent. Et qu’une certaine profondeur existentielle se mêle sans peine à des expressions légères et pleines d’humour, dont le mélange parfois incongru des sources constitue l’une des manifestations les plus drôles (Bob l’Éponge versus La Passion du Christ, les jeux pour enfants versus la grande tradition des jardins Renaissance, Crumb versus le modernisme suisse, ad lib.). Il y a quelque chose de détendu, régénérant, accueillant dans ce travail, comme dans l’attitude de l’artiste en général. Le Grand Écart, donc, est l’Ouverture, pour reprendre le titre de l’une des peintures de l’exposition.
Texte : Jill Gasparina, critique, curatrice indépendante et professeure.