"Ecce Homo Ludens
le jeu comme art et comme mode de vie"
Du 20 juin au 24 octobre 2010
Michel AUBRY, Ay-O, Richard BAQUIÉ, Benjamin VAUTIER BEN, Samuel-Olivier BEORCHIA, Stéphane BÉRARD, Alighiero BOETTI, Georges BRECHT, Marcel BROODTHAERS, Chris BURDEN, Daniel BUREN, CÉSAR, Alex CHAN, Arthur CRAVAN, Roman DE KOLTA, Peter DOWNSBROUGH, Marcel DUCHAMP, Jean DUPUY, Florian FAELBEL, Sylvie FANCHON, Richard FAUGUET, Robert FILLIOU, Raymond HAINS, Joël HUBAUT, INTERNATINALE SITUATIONNISTE, Liu JIANHUA, Allan KAPROW, Gary KASPAROV, La bibliothèque de Michel GIROUD, Arnaud LABELLE-ROJOUX, Pascal LE COQ, Frédéric LECOMTE, George MACIUNAS, MAN RAY, Christophe MASSERON, Philippe MAYAUX, Guy MEES, Thierry MOUILLÉ, Vik MUNIZ, Gabriel OROZCO, Bruno PEINADO, Clotilde POTRON, PRÉSENCE PANCHOUNETTE, Yves REYNIER, Jean-Claude RUGGIRELLO, Takako SAÏTO, Stéphane SAUTOUR, Axel STRASCHNOY, TAROOP & GLABEL, Pierre TILMAN, Narcisse TORDOIR, Patrick VAN CAECKENBERGH, Sarah VENTURI, Andy WARHOL, Robert WATTS, WOOD John & HARRISON Paul
Commissariat : Hélène Audiffren, Cyril Jarton dans le cadre de la manifestation régionale « Casanova Forever », à l’initiative de la Région Languedoc-Roussillon et pilotée par le FRAC L-R
"Ecce Homo Ludens" : le titre de l’exposition, inspiré de l’essai de J. Huizinga, Homo Ludens, paru en Hollande à la veille de la seconde guerre mondiale, peut se traduire par « voici l’homme qui joue ». À travers un parcours dans l’art du XXème et du XXIème siècles, mais aussi dans la littérature, la philosophie, les sciences humaines, nous avons mis en perspective la manière dont un grand nombre d’artistes et de mouvements, dans le sillage de Dada, ou partant de problématiques singulières, ont investi le jeu comme un univers ouvrant sur un horizon de formes et de réflexions infinies. Si la légèreté, l’amusement sont évidemment présents, c’est d’abord un projet de civilisation qui se dessine, une civilisation plus joueuse qui entend sortir du modèle strictement productif et économique, imposant, depuis le XIXème siècle, son empreinte à l’ensemble de l’activité humaine. Lorsqu’il joue, l’être humain est réellement libre – obliger quelqu’un à jouer, comme lors des combats dans les arènes romaines, c’est détruire l’esprit même du jeu. Le jeu est libre et projette le joueur au-delà des activités liées à la survie et à la nécessité. Le talent, la réflexion, l’adresse du joueur, prennent toute leur dimension esthétique dans le fait qu’ils n’ont pas d’utilité pratique : à quoi servent les réflexions échiquéennes, les calculs du lanceur de dés, les combinaisons des joueurs de cartes, les méandres des énigmes, les performances sportives, les records ? Les créations plastiques, poétiques ou philosophiques réunies dans "Ecce Homo Ludens" partagent avec le jeu cette liberté et cette absence d’utilité pratique. Le jeu comme l’art ne servent à rien ; mieux, ils condamnent le fait que les êtres et les choses doivent nécessairement servir à quelque chose. Ce détachement concerne le parieur risquant son argent sur un cheval ou un champion de boxe, le pari métaphysique de Pascal misant sur l’existence de Dieu ou le poème de Mallarmé, Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, projetant les mots hors des phrases, dans le blanc de la page.
PORTRAIT DES JOUEURS. Le détachement et le goût du risque sont la source de cette « humeur joueuse » caractéristique d’Homo Ludens dont l’exposition explore les facettes à travers de nombreux portraits. Certains joueurs, bien qu’étrangers au champ traditionnel de l’art, sont considérés comme des artistes tel Garry Kasparov, connu pour son « style », sa « créativité », mais aussi ses « performances » notamment dans les parties qui l’opposent à des ordinateurs. D’autres sont à la fois artistes et joueurs, comme Marcel Duchamp, grand maître du jeu d’échecs et représentant la France dans des compétitions internationales. Le jeu vient alors donner une impulsion particulière à l’œuvre, où l’humour, mais aussi la provocation et la prise de risque introduisent un esprit nouveau dans la création artistique du XXème siècle. Parmi ces artistes joueurs, se détache aussi la figue légendaire d’Arthur Cravan, boxeur et poète dadaïste, dont les Conférences mêlent poésie, blagues, insultes et démonstrations pugilistes. D’autres encore, tels le poète Raymond Roussel ou le plasticien Raymond Hains, ont fondé l’ensemble de leur œuvre sur des jeux de mots, calembours, lapalissades, dérives verbales. Sont aussi présents les portraits d’Hugo Ball, fondateur du cabaret Voltaire et initiateur de Dada, de Robert Filliou portant sur la tête sa Galerie géniale sous forme d’un chapeau en papier, du performer humoriste Joël Hubaut déguisé en mousquetaire Intermarché, de l’écrivain Philippe Sollers, auteur de Portrait du joueur et Poker posant, fume-cigare à la bouche devant l’inscription mortuaire de Casanova… Cette galerie de portraits fait aussi apparaître la grande diversité de ceux qui, dans des disciplines différentes, peuvent être considérés comme des figures importantes, et parfois imprévus, de cette histoire de l’art et du jeu. On retrouve notamment, Roger Caillois, grand historien et théoricien du jeu, René Daumal, poète, spécialiste de l’Inde et membre fondateur de la revue Le Grand Jeu, le psychanalyste Jacques Lacan, maître des jeux de langage ou encore l’acteur et chanteur de variété Patrick Bruel considéré comme l’un des meilleurs joueurs de poker actuel.
LE MUSÉE COMME SALLE DE JEU. L’exposition accueille de nombreux jeux conçus par des artistes comme le Jeu de la vie de Ben ou le Jeu du cœur de Sarah Venturi, jeu de cartes composé uniquement d’as de cœur. Souvent, comme dans la balançoire de Frédéric Lecomte, se déplaçant à vide, mue par une hélice, ou la Roulette Française de Michel Aubry dont les chiffres ont été remplacés par des icônes spécifiques au langage de l’artiste, les jeux sont utilisés comme support ou élément d’une rêverie poétique et d’une réflexion sur l’art. À la manière de Another World de Chris Burden, tour Eiffel en Mécano servant de pivot à deux paquebots Titanic en modèle réduit, tournant au-dessus d’une maquette de Paris, les jeux choisis sont porteurs d’une vision de la culture et du monde transformés par le jeu. « Partout comme aire de jeu » : tel était le projet d’Allan Kaprow, pionnier du Happening et de l’art comme environnement. Allan Kaprow, dans son essai l’Éducation de l’Un-artiste (II) propose d’étendre la notion de jeu aux activités artistiques, scientifiques, sociales, de manière à sortir du modèle du travail qui rend toute tache pénible et ennuyeuse. L’objectif est de s’orienter vers une société plus ouverte, plus joyeuse, plus créative. On retrouve dans cette proposition de Allan Kaprow la philosophie du mouvement Fluxus dont l’esprit est très présent dans l’exposition avec une ensemble d’œuvres de Robert Filliou et de George Brecht ainsi qu’une table de Ping-Pong de George Maciunas, entre autres. En parallèle de Fluxus, l’exposition présente aussi des textes, détournements, affiches, cartes géographiques présentant l’esprit ludique du groupe Situationnistes, transformant la ville en espace de jeu. Parmi ces propositions se dégage la figure artistique et intellectuelle de Guy Debord dont le Jeu de la Guerre sera présenté. Au fil du parcours, le visiteur est parfois directement invité à jouer comme avec le loto d’Axel Straschnoy dont le tirage sera réalisé au cours de l’exposition. Ailleurs, le visiteur est poussé par Stéphane Bérard, dans une botte de foin ou invité à la contemplation par le Cosmic Billard de Roman de Kolta, vidéo où les figures réalisées aléatoirement par l’ex-champion du monde de billard artistique, Jean Reverchon, se superposent avec une carte du ciel lorsque les mouvements des billes correspondent avec une constellation céleste.
HASARD, MASQUE, VERTIGE, COMPÉTITION. Sans se figer dans un parcours didactique, l’exposition chemine à travers les quatre catégories de jeux définis par Roger Caillois, dans Les jeux et les hommes. Le hasard – dont le nom puis le concept se sont constitués à partir de l’arabe az-ar désignant le jeu de dés - est présent dans de nombreuses œuvres tels Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème de Mallarmé repris par Marcel Broodthears ou Le fruit du Hasard de Thierry Mouillé, un dé dont l’enveloppe a été arrachée, ne laissant qu’un noyau blanc, vierge. Le hasard s’introduit dans la création, mais aussi dans la vie quotidienne comme dans le roman L’homme-dé de Luke Rhinehart où le héros prend toutes ses dé-cisions en lançant un dé. L’homme qui joue sait vivre et agir en accord avec le hasard. De même, il sait que les dieux, les animaux et les êtres humains sont multiples et apparaissent toujours sous différents masques. Masques du pouvoir, masques professionnels, masques énigmatiques que l’on retrouve dans Le Bal des Masqués, grand dessin au fusain de Clotilde Potron, présentant des hommes à tête d’animaux évoluant dans un cadre urbain nocturne et menaçant. Le masque est aussi au cœur de l’œuvre de Philippe Mayaux : dans Kirivert, il présente deux masques noirs sous une cloche de verre. En introduisant une pièce de monnaie, le visiteur met en marche une soufflerie qui fait voler des billets de banque autour des masques. À travers la compétition, "Homo Ludens" développe également son prestige : il cherche à obtenir un trophée, une couronne de laurier ou simplement s’élever au-dessus des autres comme dans la série de photographies de Guy Mees présentant des groupes humains placés à différentes hauteurs, comme sur des podiums. Dans une petite peinture de Sylvie Fanchon, une coupe se dessine entre deux visages qui se font face. La compétition amène chacun à donner le meilleur de lui-même, à dépasser ses limites, tout en sachant que, comme la coupe ou les trophées, cette distinction est une pure vanité. À travers le hasard, sous les masques et dans la compétition, le joueur recherche l’intensité, une manière d’être différente de celle qui régit la vie quotidienne : le vertige. Celui-ci, coupant le souffle, fait battre le cœur et place l’esprit devant un abîme. Les grands joueurs, comme Yudhistira, l’un des héros du Mahâbhârata, se misant lui-même dans une partie de dés ou Casanova, pour qui « vivre et jouer sont une seule et même chose », se distinguent par cette capacité à rechercher et propager autour d’eux ce vertige.
THÉORIE DU JEU. L’enjeu de l’exposition est de proposer un choix rigoureux d’œuvres présentant de manière significative l’influence du jeu dans la création artistique moderne et contemporaine. Cette dimension « historique » est indissociable de la pensée d’une humanité joueuse initiée par Huizinga qui voit dans le jeu l’origine et la part la plus vivante de la culture. Salle de jeu, l’exposition est aussi espace de réflexion, un outil théorique matérialisé, notamment, par la bibliothèque de Michel Giroud, transplantée dans l’exposition. Artiste, collectionneur de livres, Michel Giroud est aussi directeur de la collection l’Ecart Absolu dont les ouvrages consacrés à Fourier, Brisset, Ball, Duchamp, Filliou, Brecht… permettent d’établir des liens entre l’art, le jeu et différents champs linguistiques, philosophiques et politiques radicaux. Conçus avec de la paille, du sable, de l’air, des bulles de savons, beaucoup d’œuvres donnent aussi à expérimenter le jeu, non comme passe-temps, mais comme passage du temps, qui, selon une formule d’Héraclite, est comparable à « un enfant qui joue ». Le temps souffle sur les vivants comme sur des bulles de savons, il les risque dans une partie, sur une scène, dont il faudra tirer le meilleur parti. "Ecce Homo Ludens" propose, à la mesure de l’exposition, une autre généalogie, une autre histoire pour l’être l’humain. Par-delà le laborieux homo faber et le pseudo homo sapiens, c’est homo ludens qui s’impose, l’homme joueur sachant faire, agir et penser dans une perspective plus vaste, plus passionnante, plus folle, plus détachée, mais aussi plus fine, plus juste pour donner forme à un gai savoir et à une manière joueuse d’être au monde.
Cyril Jarton est critique d’art. Après avoir développé par divers écrits et expositions les notions de « contemporanéïté » et de « peinture générique », il poursuit depuis 2004 un travail de recherche et de création sur le jeu.
Hélène Audiffren est directrice du Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon à Sérignan.
Exposition réalisée grâce à la collaboration de : Centre National des Arts Plastiques – Ministère de la Culture et de la Communication, Fonds régional d’art contemporain Île-de-France, Fonds régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, Fonds régional d’art contemporain des Pays de la Loire, Fonds Municipal d’Art Contemporain de la Ville de Paris, Le Musée Français de la Carte à Jouer – Ville d’Issy-les-Moulineaux, Musée de la Boxe - Ville de Sannois, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Collection Jean-Paul Guy, Galerie Claudine Papillon, Paris, Galerie Hervé Loevenbruck, Paris, Galerie Xipass, Paris, Galerie Lara Vincy, Paris, Galerie Lélia Mordoch, Paris, Galerie In Situ / Fabienne Leclerc, Paris, Galerie Paul Frèches, Paris, Galerie Philippe Pannetier, Nîmes, Galerie Micheline Szwajcer, Anvers