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Toma Dutter. "Cyclogénèses"

Du 25 janvier au 25 mai

L’exposition Cyclogénèses de l’artiste Toma Dutter dans le Cabinet d’arts graphiques du Mrac Occitanie poursuit le partenariat avec le Lycée Marc Bloch à Sérignan. Invité par le musée à proposer une double exposition, Toma Dutter a présenté le premier volet Carnets ouverts à L’ Annexe du Mrac au lycée en 2024, suite à sa résidence d’un mois au sein de l’établissement scolaire. Ce temps a permis à l’artiste d’échanger avec les élèves et les professeur·es, de mener des ateliers plastiques et d’écriture et de produire des pièces pour l’exposition.

« Écouter un territoire environnant, saisir la matière, la terre, les objets de la nature, le paysage et son mystère tout entier dans un temps continu suppose d’habiter le paysage et l’interdépendance de ses éléments et de ses phénomènes. Suivre cette intuition de vivre avec le sauvage en aménageant un habitacle en immersion. »
Toma Dutter

Toma Dutter est un artiste marcheur, dont la silhouette apparaît parfois dans ses œuvres. Au-delà de l’iconographie, la marche à pied est une expérience artistique qui lui permet de plonger dans la nature. Découvrir des paysages, au plus près du sauvage répond à un besoin de ne pas perdre le contact avec les éléments naturels. L’artiste s’interroge sur les processus qui rendent aujourd’hui la Terre de moins en moins habitable pour l’humanité alors que sa survie en dépend. Il partage le constat d’Alexander von Humboldt, naturaliste, géographe et explorateur allemand du XIXème siècle et précurseur de l’écologie, que toutes les forces de la nature – dont les humains – sont entrelacées et que l’Homme est un organisme qui doit cohabiter avec elle. C’est en s’éloignant d’une pensée anthropocentrique que Toma Dutter cherche à mieux comprendre comment habiter le vivant. Son travail plastique n’affirme pas un discours politique mais il témoigne de « son engagement vis-à-vis de la nature par l’attention intense qu’il lui porte. » (Julie Martin, commissaire d’exposition et critique d’art)

Les premières notions de paysage, en Europe, ne remonte qu’à la Renaissance (XIVe siècle) en référence à la peinture. En Chine, c’est au IVe siècle qu’est employé shanshui premier mot pour citer « le paysage ». Ce mot se traduit littéralement par « les monts et les eaux » qui confirme que le paysage chinois n’est pas pensé comme une entité statique mais comme un champ d’énergies et de pôles complémentaires. Toma Dutter se passionne pour ce concept de paysage, depuis sa conceptualisation développée par la pensée asiatique jusqu’à celle des contemporains tels que François Jullien pour qui le paysage n’est plus affaire de "vue", mais du vivre. (François Jullien, « Vivre de paysage. Entre les montagnes et les eaux », Folio essais, Gallimard, 2014.)

Dans le cabinet d’arts graphiques, l’artiste invite à entrer dans un décor qui révèle un dedans et un dehors, une construction humaine et un paysage tropical, aux prises avec une formation cyclonique dont le nom scientifique cyclogénèse a donné le titre à l’exposition.

L’artiste propose aux visiteur·euses une plongée dans des paysages et plus particulièrement ceux de l’île de La Réunion, en écho à son expérience vécue lors du passage du cyclone Bejisa sur l’île en 2014. Tels les personnages dans ses dessins, ils·elles deviennent les spectateur·rices de la création de la nature dans un décor qui tente de reconstituer cette immersion vécue par Toma Dutter. Les sons intenses enregistrés pendant le cyclone – le vent et les bruits de tôles qui tapent – sont diffusés en continu. L’espace d’exposition peut être appréhendé selon deux parcours différents, selon deux scénarios : entrer à l’intérieur d’une cabane en bois qui est une évocation de celle qui fut son refuge ou se trouver à l’extérieur, dans la nature exubérante de l’île, aux prises avec le cyclone.

« La cabane peut être considérée comme un abri temporaire. Toutefois, l’important n’est pas la question de l’abri, même s’il est nécessaire. L’important est la manière dont nous pensons et regardons la vie par rapport à cet abri. »
Gilles Clément, jardinier, paysagiste, botaniste, entomologiste, biologiste et écrivain.

L’installation en bois suggère le mur intérieur d’une cabane. C’est un dispositif de vision sur l’extérieur, avec des fenêtres ouvertes sur des points de vue, sur des animations dessinées d’explosions de couleurs. C’est un abri qui protège d’un monde inhospitalier et imprévisible mais qui permet l’immersion avec cette ouverture sur les paysages. Le dessin Cyclogénèses, est présenté comme une ouverture sur un extérieur qui décrit minutieusement la déconstruction d’un espace et l’envol de tous ses éléments constitutifs, dans un ballet fascinant. Entre construction et déconstruction, intérieur et extérieur, les visiteur·euses découvrent, le décor imaginé par l’artiste comme un récit fragmenté dans lequel le temps n’est plus linéaire mais semble révéler un cycle perpétuel. Ce refuge bien que provisoire et fragile, apparaît pourtant comme la solution permettant de se protéger de la violence des perturbations naturelles responsable de la destruction régulière des constructions sensées protéger l’humain des aléas climatiques.

En référence à cette architecture temporaire intégrée à la nature, Toma Dutter présente une série de petites maquettes épurées et élégantes en bois, résultat de recherches architecturales traduites en trois dimensions. Ces abris ouverts invitent à la circulation du regard et offrent une potentialité de points de vue. Outils essentiels à la découverte de la nature, ces cabanes sont pour l’artiste le moyen de reconnecter l’intérieur et l’extérieur au moyen de nombreuses ouvertures et panneaux mobiles. Le début de ce travail est lié à la résidence « Sur le sentier des Lauzes » où il vécut, en Ardèche en 2013, dans le « Refuge », habitat autonome (sans eau ni électricité). Une seconde résidence artistique réalisée en Lozère, en 2018 et avec le soutien de l’association Artelozera, lui a permis de concrétiser par un geste de construction un habitacle provisoire en bois et métal. À échelle 1, une « Capsule » est installée temporairement au Domaine de Boissets sur le causse de Sauveterre.
Ces refuges, habitacles-mobiliers, sont dispersés dans les paysages aquarellés de l’artiste dont l’origine remonte à sa série Abitacoli. Cette recherche toujours en cours sur les formes d’habiter le paysage fait référence à l’« Abitacolo » de l’artiste et designer Bruno Munari, structure ouverte, modulable et multifonction créée en 1971 pour apporter de l’espace et de la fantaisie aux chambres des enfants.

Une des petites maquettes exposées dans la vitrine renvoie à une plus grande installée à hauteur de regard, sur une structure rappelant des pilotis. Cette cabane rappelle la stuga, petite cabane suédoise traditionnelle, qui trouve ses racines dans le désir de retourner à la nature. Elles étaient à l’origine des abris temporaires en bois, sans confort, utilisés par les travailleurs ruraux. Toma Dutter s’inspire surtout de son principe constructif qui révèle la trame de liteaux de bois comme si nous étions à l’intérieur de l’ossature. On peut voir aussi dans cette construction une influence japonisante ou l’évocation d’une case tropicale traditionnelle en bois dont les ouvertures génèrent une ventilation naturelle.

La grande maquette est installée devant un cyclorama incurvé en bois évoquant un fond de scène ou un fond de décor de théâtre qui, ici laissé brut, pourrait être utilisé comme un écran de cinéma. Le socle fabriqué par l’artiste, de la forme d’un trépied, fait écho à celui de l’appareil photographique ou de son ancêtre la camera oscura. Au-delà du lien avec les différents souvenirs d’immersion dans des cabanes, les architectures de Toma Dutter sont des refuges imaginaires et utopiques. Et par extension, toute l’exposition devient un lieu fictionnel de l’observation de la nature et de façon plus générale un lieu de regards. Bien plus qu’une immersion physique proposée aux visiteur·euses, c’est une réflexion portée sur un nouveau type d’espace à habiter, un espace « d’hétérotopie ». Toma Dutter se réfère ici au concept théorisé par Michel Foucault en 1967, dans lequel le philosophe cite notamment ces lieux réels, comme des « lieux autres », dont certains ont un lien avec l’imaginaire comme le théâtre, le cinéma, le jardin, les musées et les bibliothèques.

En parallèle à la découverte de l’intérieur de la cabane, la deuxième entrée dans l’exposition de l’artiste invite à un état d’immersion dans la nature. Le décor est ici végétal. Durant la résidence en 2014 avec le Conservatoire botanique des Mascarins, sur l’île de la Réunion, il découvre notamment le cirque de Mafate. Espace seulement accessible en marchant, cet ancien cœur de volcan, le Piton des Neiges, est formé de milieux contrastés : les parois rocheuses et versants instables, peu végétalisés, font face à des remparts verdoyants et humides. D’après une première aquarelle réalisée sur papier intitulée Trois bassins, Toma Dutter transpose ce paysage sur une grande toile sur châssis qu’il installe comme un écran dans l’architecture du musée. Lui fait face une peinture de multiples branchages réalisée in situ suggérant un envahissement de la nature jusqu’à la cabane en bois. Toma Dutter dessine comme motif récurrent, quasi abstrait, le selenicereus, grand cactus tropical. La plante présente de longues tiges succulentes, vivaces et grimpantes ou au port retombant, qui poussent sur d’autres végétaux ou des parois rocheuses et dont la forme est soumise à la puissance du vent. Des dessins encadrés, de tailles différentes, viennent prendre place dans ce paysage tels des zooms sur la végétation. L’artiste n’hésite pas à réduire son dessin en recoupant la feuille de papier, créant une image presque saturée, pour en extraire une sensation abstraite de couleurs et de formes comme l’aquarelle Jardin Montagne (2024). Dans cette volonté de saisir le vivant, l’artiste peint une végétation, vibrante et ondulante, traversée par le vent et qui semble croitre sous nos yeux.

Le choix du dessin comme medium de prédilection lui permet « une approche sincère pour tenter de se saisir silencieusement d’une essence souveraine, une dimension qui ne peut se décrire immédiatement ». La technique de l’aquarelle favorise le travail d’alla prima : peinture directe, sans esquisse et révèle l’authenticité de l’émotion grâce à une mise en œuvre simple et un temps de séchage rapide. Les paysages traversés par l’artiste ne sont pas identifiables mais sont à l’origine d’une recherche. Après avoir réalisé un dessin sur le motif, d’après nature, c’est un travail de composition et d’invention qui se poursuit à l’atelier comme le révèle la série inspirée des montagnes de sel à Gruissan réalisée lors de sa résidence au lycée Marc Bloch à Sérignan. Dans certaines aquarelles, c’est l’alternance du plein et du vide que l’artiste emprunte aux maîtres chinois de l’estampe et surtout au japonais Andô Hiroshige (1797-1858). L’utilisation de la réserve (parties non colorées qui laisse voir le blanc de la feuille) permet à Toma Dutter de placer ses paysages fictionnels hors du temps.

Après le passage d’un cyclone, et malgré les reconstructions, les territoires soumis aux forces de la nature restent fragiles. Ces images de cyclogénèses de Toma Dutter sont une allégorie de la fragilité du vivant. La cabane-observatoire de l’artiste propose d’habiter autrement le monde et trouve un écho dans les paroles de Marielle Macé, écrivaine et directrice de recherche au CNRS : « Cabanes bâties dans l’écoute renouvelée de la nature, dans l’élargissement résolu du « parlement » des vivants, dans l’imagination d’autres façons de dire nous […]. » (« Nos cabanes », Éditions Verdier, 2019.)

Anaïs Bonnel

Toma Dutter, "Trois bassins", 2024. Aquarelle sur papier, 17 x 26 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Trois bassins", 2024. Aquarelle sur papier, 17 x 26 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Bélouve", 2024. Aquarelle, 33 x 24 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Bélouve", 2024. Aquarelle, 33 x 24 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Jardin Montagne", 2024. Aquarelle, 65 x 55 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Jardin Montagne", 2024. Aquarelle, 65 x 55 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Forêt primaire", 2024. Aquarelle, 20 x 14 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Forêt primaire", 2024. Aquarelle, 20 x 14 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Maquette", 2024. Bois et peinture mat, 150 x 40 x 45 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Maquette", 2024. Bois et peinture mat, 150 x 40 x 45 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Atelier Refuge", 2023. Aquarelle, 30 x 20 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Atelier Refuge", 2023. Aquarelle, 30 x 20 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Après la tempête", 2024. Aquarelle, 20 x 30 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Après la tempête", 2024. Aquarelle, 20 x 30 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter. "Trombo del mare", 2024. Aquarelle, 42 x 26 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter. "Trombo del mare", 2024. Aquarelle, 42 x 26 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Un monde lointain", 2020. Aquarelle et encre pigmentaire, 130 x 90 cm. Courtesy de l'artiste. Toma Dutter, "Un monde lointain", 2020. Aquarelle et encre pigmentaire, 130 x 90 cm. Courtesy de l’artiste.
Toma Dutter, "Cyclogénèses", 2017. Aquarelle et encre pigmentaire sur papier, 120 x 90 cm. Courtesy de l'artiste Toma Dutter, "Cyclogénèses", 2017. Aquarelle et encre pigmentaire sur papier, 120 x 90 cm. Courtesy de l’artiste