"A l’ombre du pin tordu"
Simon Starling
Du 5 novembre 2017 au 18 mars 2018
Commissariat : Sandra Patron
Depuis plus de vingt ans, l’artiste anglais Simon Starling, Turner Price 2005, revisite l’histoire des formes et la façon dont ces formes mutent et se transforment à travers les époques et les cultures. Ses films, photographies, sculptures et installations, initiés par ses voyages mais également par de nombreuses collaborations avec des musiciens, architectes, designers, metteurs en scène de théâtre ou danseurs, s’articulent autour d’actes de transformations et d’hybridations qui tissent des liens féconds entre des temps et des espaces souvent éloignés. En s’ancrant dans des réalités concrètes et souvent méconnues – réalités historiques, sociales, politiques, économiques ou artistiques – l’artiste nous propose une oeuvre puissamment poétique, hantée par l’idée que le passé continue d’exister dans le présent, et au-delà, peut le transformer.
Son exposition au Mrac propose quatre projets ambitieux réalisés lors des quatre dernières années, et se présente comme une promenade musicale lyrique dans un corpus d’œuvres hantées par des fantômes du passé. Le titre de l’exposition, "À l’ombre du pin tordu", toute en tonalité proustienne, évoque aussi bien ces pins utilisés comme motif décoratif dans le théâtre Nô japonais (dont il sera question dans l’exposition) que ces pins que l’on trouve aux abords des plages d’Occitanie ; un télescopage entre des cultures et des géographies différentes symptomatique de la pratique de l’artiste.
Dès l’entrée de l’exposition, avec la découverte de Red, Green, Blue, Loom Music (2015-2016), le visiteur est happé par le son cristallin et magique d’un pianola, un piano mécanique qui joue grâce à une partition musicale inscrite sur un rouleau cylindrique perforé. Cette technique est proche de celle des cartes perforées, développée par l’inventeur Joseph Marie Jacquard (1752-1834) pour les métiers à tisser – technique par ailleurs utilisée dans les années 1840 par Charles Babbage pour la conceptualisation des premiers ordinateurs. Cette technique est toujours utilisée par une fabrique familiale de textile de haute qualité basée à Turin dans laquelle Simon Starling découvre un piano et une partition musicale. Cette partition, "La Macchina Tessile", écrite en 2014 par le compositeur Rinaldo Bellucci, est un hommage au son très spécifique que produisent ces machines à tisser. L’enregistrement de cette musique a été traduite en une partition musicale grâce à un logiciel de visualisation sonore qui a transformé la musique en simples bandes de couleurs basées sur la fréquence (Hz) et l’intensité (dB) des notes. Cette visualisation de la musique a ensuite été traduite sous la forme d’une série de cartes perforées Jacquard permettant une interprétation sous la forme d’une pièce textile produite en fils rouges, verts et bleus. Ce processus de transformation d’une partition musicale en une pièce textile est filmé par l’artiste, puis diffusé par un vidéoprojecteur spécifique, dit CRT, qui utilise des filtres rouge, vert, bleu reproduisant l’illusion de la quadrichromie et faisant écho au tissage documenté dans le film. À un certain moment, la bande son du film se superpose à la partition de Bellucci jouée par le pianola.
Le deuxième projet présenté dans l’exposition, At Twilight (2014-2016), est une collaboration au long cours avec le metteur en scène de théâtre Graham Eatough qui a pris la forme de deux expositions monographiques et d’une pièce de théâtre. À l’origine de ce projet, "At the Hawk’s Well", une pièce de théâtre montée par le poète et dramaturge irlandais W.B. Yeats, créée il y a plus d’un siècle au beau milieu des horreurs de la première guerre mondiale. La pièce originale de Yeats propose une fusion étonnante entre le folklore irlandais, le mouvement moderniste qui se développe à cette époque dans le monde occidental, et la tradition japonaise du théâtre Nô. La pièce de Yeats est le fruit de multiples collaborations, où se croisent des figures importantes de l’époque que rien ne prédisposait à se rencontrer et qui, par cet acte de création interculturel, luttaient à leur manière contre les horreurs de la guerre. Le projet At Twilight de Simon Starling réinvestit ce dialogue entre tradition et avant-garde, entre mythologie et modernisme. Par une installation immersive qui rejoue la dramatisation en vigueur dans le théâtre Nô, Simon Starling convoque ces figures artistiques de l’époque, représentées dans l’installation par des masques Nô produits par un maître japonais contemporain. At Twilight, qui signifie littéralement « au crépuscule », est un terme important dans la culture japonaise puisqu’il évoque ce moment particulier de la journée qui est celui du royaume des non-vivants, ces êtres qui peuplent notre réalité et infusent nos actes et nos pensées.
La promenade continue avec l’oeuvre vidéo El Eco (2014), qui prend comme point de départ le musée de Mexico City du même nom dans lequel le sculpteur anglais Henry Moore a produit en 1953 une fresque murale monumentale dont il nous reste peu de traces si ce n’est quelques photographies en noir et blanc. Cette fresque, peuplée de squelettes en hommage à la fête des morts – un événement majeur dans la culture mexicaine – a été produite à l’occasion de l’inauguration du musée, et activée par une jeune danseuse de 15 ans, Pillar Pellicer. En 2014, quelques soixante ans plus tard, Simon Starling filme de nouveau Pillar Pellicer, désormais âgée de 76 ans. Au son du clic-clac de l’obturateur photo, la vidéo entremêle les images d’archives avec celles de la performance de 2014, dans un saisissant aller-retour entre le passé et le présent, rendu palpable par la présence de ce corps féminin vieillissant, proposant de ce fait une réflexion tout en délicatesse sur le temps qui passe.
En fin de parcours, Simon Starling présente The Liminal Trio Plays the Golden Door (2017), qui imagine la rencontre possible entre trois musiciens débarquant d’Europe à Ellis Island aux États-Unis au début du XXe siècle. Les trois photographies présentées proviennent d’un fonds d’archives d’un des administrateurs d’Ellis Island, photographe amateur passionné, Augustus Frederick Sherman qui a pris plus de 250 clichés de migrants durant cette période. Sherman les photographiait principalement dans leurs costumes traditionnels, comme si par ce geste, les migrants opéraient un rite de passage dans leur processus d’immigration. Simon Starling se concentre sur trois photographies représentant trois musiciens venant de Hollande, d’Italie et de Roumanie, portant tous le costume et l’instrument de musique traditionnels de leur pays. Les informations recueillies sur ces trois photographies ont permis à Simon Starling de faire fabriquer des répliques exactes de ces instruments : la Zampogna (ancêtre de la cornemuse), le Kaval (flûte typique des Balkans) et les sabots Hollandais. L’artiste a ensuite organisé à New York une session de musique improvisée avec trois musiciens contemporains, qui tentent au fil de l’improvisation de créer une étrange mais fascinante communion entre ces traditions oubliées. Dans l’installation, ces trois figures de migrants sont matériellement dissociées entre le son, l’image et l’objet : le son avec trois haut-parleurs diffusant la séance d’improvisation, l’image avec les trois photographies d’archives, et les objets avec trois répliques exactes des costumes et instruments des protagonistes. Cette dissociation entre son, image et objets rejoue formellement la fracture qui devait être celle de ces migrants, tiraillés entre leur identité et l’absolue nécessité de se réinventer dans ce nouveau monde, une réalité qui ne peut que faire écho à la crise actuelle des migrants en Europe.