"Ombres & Compagnie"
Lourdes Castro
Du 17 février au 2 juin 2019
Commissariat : Anne Bonnin
Première exposition monographique en France de Lourdes Castro (née à Madère en 1930), "Ombres & Compagnie" constitue un événement : elle permettra de découvrir l’une des grandes figures de l’art portugais contemporain, qui reste encore largement méconnue en dehors du Portugal. L’exposition retrace le parcours étonnant, singulier, de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1990, d’une artiste femme qui participe pleinement de l’esprit du temps, effervescent et cosmopolite, et des avant-gardes pour lesquelles l’art, la vie, et l’amitié sont intimement liés. Vif et enjoué, le titre Ombres & Compagnie a été choisi par l’artiste. Il fonctionne comme une enseigne malicieuse, suggérant sans les énumérer les différentes formes de sa pratique : Objets, Ombres, Contours, Théâtre, Livres.
Avec sa tonalité espiègle, la locution « & Compagnie » allège la gravité du thème de l’Ombre dont l’artiste a fait l’axe d’une recherche au long cours. Il correspond à une manière de travailler et de vivre, à un état d’esprit qui convoque une communauté des ombres joyeuse et informelle.
L’artiste est née en 1930 sur l’Ile de Madère où elle vit depuis 1983. Après des études aux Beaux-Arts de Lisbonne de 1950 à 1956, Lourdes Castro et l’artiste René Bertholo, son mari, s’installent à Paris en 1958 où elle vivra 25 ans. Tous deux fondent en 1958, avec les artistes portugais António Costa Pinheiro, Gonçalo Duarte, José Escada et João Vieira, la revue internationale KWY que rejoignent très vite Christo et Jan Voss. Lourdes Castro est la seule femme du groupe. Foisonnante, la revue KWY est publiée jusqu’en 1964 et se fonde sur la collaboration et invite nombre d’artistes et poètes d’avant-gardes aux esthétiques diverses (Robert Filliou, Bernard Heidsieck, Ben Patterson, Pierre Restany, Daniel Spoerri, Vieira da Silva, Antonio Seguí, Emmett Williams, etc). Entre 1958 et 1964, 12 numéros sont publiés, tous très différents les uns des autres.
En même temps, après une courte période picturale, Lourdes Castro réalise des Objets, assemblages d’éléments du quotidien inspirés du Surréalisme et des Nouveaux réalistes. Associant objet et impression sérigraphique, elle réalise ses premiers Contours en 1959. Dès lors, elle va capturer les ombres projetées de personnes de son entourage, qu’elle trace tout d’abord sur des tableaux à l’huile avant d’adopter à partir de 1964 le plexiglas qu’elle peint, découpe ou sérigraphie. Les Ombres Portées sur ce matériau transparent souvent coloré conquièrent une vie indépendante, deviennent instables, se fondent dans l’environnement ; de même, les silhouettes brodées sur des draps flottent dans l’espace. Parallèlement, depuis les années 1960, elle constitue une encyclopédie des ombres, qu’elle appelle ses Albums de Famille et dans lesquels elle recueille et colle toutes sortes d’éléments visuels et textuels reliés de près ou de loin à ce thème.
L’ombre oriente l’artiste vers une dématérialisation de l’objet, dans une quête de la présence et d’un contact sans médiation avec la vie. Le Théâtre d’ombres, qu’elle réalise durant les années 1970 avec Manuel Zimbro, parachève la dématérialisation du support par la projection vidéo : il met en scène l’artiste accomplissant ces gestes et rituels qui composent le quotidien et qu’on effectue machinalement. Ainsi, le Théâtre rend-il visible une activité domestique qui se déroule à l’ombre de la vie sociale et fut longtemps un domaine dévalué et réservé aux femmes. Elle adopte des activités répétitives, appréciant l’état contemplatif qu’elles produisent, comme la broderie en particulier. Ce faisant, elle porte au jour une pratique mineure dans un milieu artistique essentiellement masculin en la déplaçant dans un champ, le livre, la poésie, a priori hétérogène, pour ne pas dire adverse, à la broderie.
L’artiste donne forme, de façon précise et épurée, à cette part non visible d’un environnement familier en détourant des corps qui pensent, bougent, fument, parlent, travaillent, s’embrassent et dorment. Car le quotidien, ce sont aussi les ami.e.s, les rencontres, toute une sociabilité festive, celle d’un monde artistique et intellectuel et d’une époque, de la fin des années 1950 aux années 1970. Ses Ombres constituent ainsi moins une galerie de portraits que la radiographie d’un milieu et d’une ambiance sixties et Nouvelle Vague, dont l’artiste capte les attitudes et les gestes significatifs quoique singuliers.
Parallèlement à ses Ombres et Silhouettes, Lourdes Castro réalise depuis les années 1950 des livres d’artistes, uniques et multiples, qui mélangent les genres, art savant et populaire, avec une liberté d’invention formidable – album, livre-objet, livre-mot, livre d’ombres, cahier de poésie, cahier de conversation, livre de cuisine, de voyage, scrapbook, roman-photo – recourant à l’écriture, au découpage, au collage, à la couture, à la broderie. Lourdes Castro participe de l’essor du livre d’artiste durant les années 1960, le livre devenant à la fois un espace d’expérimentation intermedia et une pratique reliée à la vie de tous les jours.
Profondément ancrées dans le quotidien, les œuvres de Lourdes Castro (Ombres, Contours, Livres) sont toujours la matérialisation d’un faire et d’une présence tangible, même lorsqu’elles captent l’invisible et l’immatériel. « Comment imaginer que mon corps si plein, si pesant, si présent contienne autant d’absence ? » se demande Roland Topor, qui vivait dans la compagnie de son ombre projetée et brodée sur le rideau de sa fenêtre (Jachère-party, éd. Julliard, 1999, p. 15).